J’ignore depuis combien de temps exactement je fixe cette feuille de papier, sans parvenir à y écrire le moindre mot. Dix minutes ? Une heure ? Plus, moins ? Impossible à dire. J’ai quelques difficultés à me concentrer ces derniers temps…depuis le départ d’Andrew, exactement. Il faut dire qu’on ne s’est pas vraiment quittés en très bon termes, et que nos échanges sont assez brefs depuis, à la limite de la froideur. Ses voyages d’affaires n’ont jamais été un problème…avant. Maintenant, je ne sais plus trop…j’ai l’impression qu’à chaque fois qu’il part, ça nous éloigne un peu plus, ça creuse cet espèce de fossé qui s’est installé entre nous, malgré nous. Je soupire longuement, et en désespoir de cause, attrape le verre de vin qui se trouve à mes pieds, que je porte à mes lèvres pour une longue gorgée. Je ne sais pas trop depuis combien de temps je n’ai pas quitté le loft pour autre chose que le boulot, qu’un aller-retour aux bureaux, ou le démarchage de tel ou tel client. J’ai ce besoin de solitude en ce moment, nécessaire, indispensable même, pour que je puisse faire le point, réfléchir en paix.

Une paix toute relative qui vole en éclats quand la sonnette de l’appartement retentit soudainement, me faisant sursauter au passage. La voix de Nalini suit à son tour, alors que je ferme les yeux, ressentant une soudaine vague d’agacement. La police ? Mais pourquoi est-ce qu’elle parle de police ? Pendant une brève seconde, bien réelle, j’envisage vraiment de ne pas lui répondre, de faire la morte, de ne pas bouger jusqu’à ce qu’elle décide de filer. Sauf que je suis sur mes pieds, et déjà en train de rejoindre l’intérieur du loft, sans même y réfléchir. Pas besoin de me préoccuper du rangement de l’appartement, j’ai la mauvaise habitude de concentrer tout mon bordel à l’étage, dans mon bureau, mon royaume, où se trouvent des paquets de chips vides, deux ou trois bouteilles siphonnées, et un paquet de donuts à moitié entamé.

Resserrant le large gilet en mailles autour de ma silhouette, je m’arrête devant la porte d’entrée, et prends une seconde pour souffler, puis prendre une longue inspiration…avant d’ouvrir la porte. “-Ne sois pas si dramatique, inutile de déranger la police pour rien.” que je lâche d’un ton qui se veut enjoué, me décalant pour laisser passer les deux aînés Bachchan. Je referme la porte après leur passage, alors qu’on se retrouve dans le salon, ouvert sur la cuisine. Je tente d’observer à la dérobée le visage de Vik, puis celui de Nalini, comme pour essayer de prendre la température, de deviner la raison de leur présence. Enfin…j’imagine que les sms restés sans réponse y sont sans doute pour quelque chose. “-Je vous sers quelque chose à boire ? Les domaines ont lancé une nouvelle gamme, si ça vous dit de les goûter en avant première.” Parce que ouais, j’ai l’impression qu’un peu d’alcool ne pourra que rendre cette visite plus…disons…acceptable.

Je fais ce que je peux pour éviter leurs regards à tous les deux, parce que je suis certaine de savoir ce que je pourrais y lire. Du jugement. Ouais, je devine d’avance le jugement que je pourrais trouver au fond de leurs prunelles, et je me sens pas de taille à l’affronter. Je pense pas une seule seconde qu’ils pourraient être inquiets, soulagés de voir que je leur ai ouvert la porte -ou simplement que je sois en vie-, préoccupés, ou je sais pas quoi d’autre. Nan, à cet instant, je me dis juste que mon grand-frère et ma grande-soeur sont venus jusqu’ici, qu’ils sont pas contents, et que quoi que je pourrais dire, ou faire, ce sera jamais assez bien à leurs yeux.

Alors…je prends tout ça à la dérision. Peut-être un peu trop, d’ailleurs, et leur propose à picoler. Comme si j’avais déjà pas assez fait ça de mon côté ces derniers-temps. Sauf que…ouais…ça passe moyennement. Et évidemment, les questions sur mon silence, mon absence, mon manque de réactions arrivent, les demandes d’explications aussi. Je peux pas retenir un long soupir las, qui semble sortir du fond de mes poumons, alors que je me sers quand même un verre de vin, en me mordant les lèvres. J’aimerai tellement pouvoir leur dire que mon couple bat de l’aile, que mon fiancé est plus souvent à l’autre bout du monde que dans notre lit, que je suis plus certaine de savoir qui je suis en train d’épouser…ou même si j’en ai envie. Je voudrais vraiment pouvoir leur confier tout ça, leur dire tout ce qui me maintient éveillée la nuit…et aussi loin d’eux par la même occasion. Sauf que je m’en sens incapable. J’ai pas envie d’entendre leurs critiques, ou de renouer avec cette sensation d’être encore et toujours le vilain petit canard de la famille.

Alors, au lieu de ça, je pose un sourire sur mes lèvres, et hausse les épaules d’un air qui se veut nonchalant : “-On a eu beaucoup de boulot à abattre aux domaines. Il fallait être présent sur tous les fronts, et…le soir j’étais très fatiguée. J’ai pas arrêté de me dire que je répondrais plus tard, puis plus tard, puis plus tard…les jours ont passé, et voilà où j’en suis…” J’ai jamais été très douée pour mentir…mais pour le coup, je préfère cette version là à la vérité. Je sirote une gorgée de notre tout nouveau vin, vraiment délicieux, agitant mon verre sous le nez devant mes aînés : “-Vous êtes sûrs que vous voulez pas un verre ?” Je suis une sœur sympa, j’accepte de partager mon doux nectar avec eux. “-Et vous sinon, quoi de neuf ?” Connerie, quand tu nous tiens…

J’aime pas cette sensation. Celle de savoir qu’ils sont en colère, et que c’est justifié. Ils ont raison, évidemment. J’ai fait la morte, et j’ai été aux abonnés absents, ne daignant pas répondre aux sms de mes proches. S’il m’avaient fait la même chose ? Ouais, bien sûr que je serai furax, et que j’aurai sans doute fini par débarquer chez eux. Bon, j’aurai clairement pas menacé d’appeler la police pour autant, mais j’aurais fait le pied de grue jusqu’à avoir une réponse. Possible que je me sente bien incapable de soutenir leurs regards à cet instant, parce que la culpabilité est plus importante que ce que je voudrais l’admettre. De toutes façons, y’a pas besoin de voir leurs yeux pour savoir qu’ils sont énervés, il suffit de se fier au ton qu’ils emploient, ou à leur gestuelle, et il est clair que Vikram et Nalini m’en veulent.

Je soupire discrètement quand mon grand frère me remballe et refuse le verre de vin que je lui propose, alors qu’une moue de gamine vexée trouve place sur mes traits. Ouais, se faire engueuler par son aîné à trente piges, ça craint. Même quand c’est mérité. J’ai pas le temps de répondre quand il me demande si je vais bien que ma grande sœur s’y met à son tour. Bien sûr que je sais qu’un sms ça prend pas une éternité à écrire, j’en ai bien conscience que c’est une excuse bidon…c’est juste la première qui m’est venue en tête, et j’ai pas réfléchi à sa crédibilité. J’écoute Nalini me faire la morale, alors que je finis par lever les yeux au ciel, les mains claquant sur mes flancs, en laissant éclater mon incrédulité : “-Tu as écrit à Peetah, Nali, bordel !” J’en reviens pas qu’elle ai pu faire ça, sérieusement ! Je souffle un bref coup par le nez pour marquer ma désapprobation, avant de me crisper à sa question.

S’il s’est passé un truc avec Andrew ? C’est la merde. On arrive plus à se parler. Je sais plus qui est le gars qui vient ici quand il est pas en déplacement. J’ai peur de faire une erreur en me mariant avec lui. Tout ça, c’est ce que je devrais dire. Ce qu’il faudrait que je lâche à ma fratrie, pour réussir à libérer ma conscience, et à y voir plus clair. Pourtant, à part cacher dans ma manche ma main dénuée de toute bague de fiançailles -un indice bien trop flagrant du fait qu’il y ai de l’eau dans le gaz- je préfère remplir de nouveau mon verre de vin. “-Andrew est en déplacement. Il devrait pas rentrer avant deux semaines. Difficile de se prendre la tête avec quelqu’un qui est toujours absent, hein !” J’ai un rire un peu nerveux qui m’échappe, alors que je bois une longue gorgée d’alcool. Ses absences répétées, ouais, c’est bien le fond du problème.

Finalement, je finis par m’installer contre le plan de travail, croisant un bras sous la poitrine alors que mon autre main tient mon sacro-saint verre de vin. Je parle beaucoup de vin ce soir, mais faudrait pas que mes frangins s’imaginent que j’ai un problème de boisson. J’ai toujours très bien su quelles étaient mes limites, et je m’y tiens plutôt bien. J’avale une nouvelle gorgée, avant de soupirer une nouvelle fois. “-C’est bon, arrêtez de faire la tronche, je recommencerais plus.” que je dis d’une voix boudeuse de gosse qui s’est fait prendre en pleine bêtise. J’ai déjà dit que ça me saoulait de m’être fait disputer ? Ouais…? Bah je me répète. J’aime pas ça. “-Bon, et vous alors…comment vous allez ? Et les parents, ça va ?” Maintenant qu’ils sont là, autant prendre des nouvelles de tous les Bachchan, non ?!

Non mais sérieusement…appeler ma patronne ! Y’a que ma soeur pour faire un truc comme ça. Je jette un coup d'œil en biais à Vikram quand il juge utile d’enfoncer le clou une nouvelle fois, et je me retiens de lever les yeux au ciel, et de l’imiter en train de râler, comme je pouvais le faire dans son dos quand on était plus jeunes. Nalini aussi en rajoute une couche, et je lève les mains pour les laisser retomber contre mes hanches dans un petit clap sonore. Mais puisque je leur dis, que j’ai compris ! J’ai quand même un regard un peu plus appuyé à mon aînée, alors que Nali affirme qu’étant leur petite sœur, ce petit bébé qu’il faut protéger envers et contre tous, ils s’inquiéteront toujours pour moi. La vérité ? Je le sais. Evidemment que je le sais, parce que c’est pareil pour moi. Même si dans leurs têtes ce sont eux, les grands, je m’inquiéterai toujours pour eux aussi. Ça doit être un truc de frère et soeur…mais de là à l’admettre à voix haute, y’a tout un monde.

En tout cas, leur petite démonstration de force est vachement efficace, et devrait me passer l’envie de refaire silence radio de sitôt. D’ailleurs, quand Nalini rejoint l’avis de Vikram, je peux pas m’empêcher de souffler par le nez, marquant mon agacement de la sorte. “-Mais puisque je vous dis que j’ai promis. Croix de bois, croix de fer. Ah nan, ça c’est parole de scout…” que je dis en fronçant brièvement les sourcils, fixant les trois doigts que j’ai levé devant mon visage, et gage de la promesse que je viens de faire. Ils devraient le savoir, pourtant, que je suis pas hyper fan de me faire remonter les bretelles et que je risque de me tenir tranquille pour un long moment, maintenant qu’ils ont débarqué chez moi en voulant prévenir la police, et en ayant appelé Peetah. Sérieusement…je lève les yeux au ciel pour de bon cette fois, me tournant vers Nali : “-Non mais morte…morte quoi !” que je dis en secouant légèrement la tête de droite à gauche, en revenant pas qu’ils aient pu imaginer ça.

Maintenant que le feu de leur colère est éteint -au moins provisoirement et pour cette fois- on arrive à discuter un peu plus. Et je préfère nos relations comme ça, y’a pas à dire. Je grimace quand même à la réponse de Vikram concernant nos parents, alors que je sens mon estomac se nouer de culpabilité. “-Je les appellerai dès que vous serez partis.” Je suis vraiment une fille et une sœur ingrate quand je m’y mets, c’est officiel. Je finis par sortir deux verres des placards puisqu’ils acceptent finalement de goûter au petit nouveau des domaines, et alors que je les sers, je sens le regard de Nali sur moi.

Je fais mine de rien remarquer, mais lève quand même le nez quand elle m’interroge sur mon travail. “-J’ai réussi à obtenir la signature d’un resto gastronomique de Philly. Ils se sont montrés exigeants, mais…personne ne résiste à un bon vin !” Ca m’a demandé du travail, et de l’investissement, mais ça en valait largement la peine. Ce genre de resto bénéficie d’une clientèle aisée, qui accepte de mettre le prix pour déguster de la qualité. “-Jugez pas vous-mêmes !” que j’ajoute, en faisant glisser devant chacun son verre rempli. “-Et vous, le boulot et tout ça ?” que je demande finalement en m’installant sur l’un des tabourets hauts de la cuisine, les invitant à faire de même d’un geste de la main.