Dans des gestes répétés des tas et des tas de fois -déjà rien qu’aujourd’hui- je retire mes gants, pour les balancer dans la poubelle telle une basketteuse après les avoir roulés en boule. Plongeant la main dans la poche de ma blouse, je sens mon portable vibrer au moment où j’en retire mon stylo, attrapant le dossier de ma petite patiente. “-Tu as eu de la chance pour cette fois-ci…mais la prochaine fois, n’oublie pas ton casque, d’accord ? Et si tu as des genouillères c’est encore mieux !” La gamine ricane sous l'œil sévère, mais rassuré, de sa mère, et après avoir rempli dans le dossier les informations d’usage sur les soins apportés, je le repose au chevet de la fillette, ébouriffant ses cheveux. Quelques mots de plus, et je quitte le box en déposant une noisette de gel hydroalcoolique dans le creux de ma main.

Une fois le liquide séché, je récupère mon téléphone pour y découvrir un sms de Scott qui m’arrache un sourire en coin, alors que je murmure au titulaire en charge des Urgences que je serai à l’étage, et qu’il pourra me biper au besoin. C’est pas forcément commun qu’un interne agisse comme ça, mais…hé bien, je dispose de certains privilèges depuis ma collaboration avec le docteur Samuels, quand bien même je suis pas du genre à en profiter. Me voilà donc à faire un tour par la cafétéria pour me servir un long café fumant, alors que je glisse deux billets dans la machine pour acheter deux sodas, et un paquet de M&M’s, mon seul repas de la journée. Les deux boissons filent dans les larges poches de ma blouse, tout comme le paquet de chocolat, et je file vers les étages, saluant au passage le personnel que je croise.

Un nouveau sourire trouve mes traits quand au détour d’un couloir je repère les deux têtes que je suis venue rejoindre, arrivant dans leur dos. Me penchant, je dépose un baiser sur la joue de Max : “-Beau gosse numéro 1!”, puis sur la joue de Scott “-Beau gosse numéro 2!” avant de faire le tour pour me mettre face à eux, un sourire sur le visage. L’état de nervosité de Max m’échappe pas, et plutôt que de mettre les pieds dans le plat et le pointer du doigt, ce qui serait totalement inutile, je me force une place entre les deux mecs, posant mon cul comme je peux entre eux, ce qui fait qu’on est plutôt serrés. En me tortillant, je coince mon gobelet de café entre mes genoux, sortant les canettes de mes poches, tendant à chacun sa boisson préférée. “-Et voilà pour vous. Fraîchement sortie du distributeur de la cafétéria. Et je me ferais un plaisir de partager mon déjeuner avec vous !” que j’ajoute, en sortant le paquet de M&M’s, aussitôt ouvert, puis tendu à Max à mes côtés.

J’en profite pour l’observer avec un peu plus d’attention, profitant du fait qu’il soit momentanément concentré sur le paquet, et je me tourne ensuite vers Scott pour le lui proposer aussi, lui adressant un regard de circonstances par la même occasion et une légère grimace. “-Alors…comment vont les deux plus beaux mecs de Cranstown ? J’ai l’impression qu’avec toutes ces gardes, on fait que se croiser ces derniers temps !” que je dis dans une petite moue, me souvenant plus vraiment de la dernière fois où on a mangé tous les trois autour d’une table, et pris le temps de se raconter nos petites vies. Il y a eu les heures à l’hôpital, évidemment, et celles passées à la bibliothèque, trop nombreuses, pour réviser mes examens. Mais je nourris l’espoir, quand le dernier d’entre eux sera passé, qu’on pourra passer une soirée rien que tous les trois, à regarder un film qu’on pourra pas s’empêcher de commenter, manger du pop-corn, et rire de tout et de rien.

De façon tout à fait mâture, je me contente de tirer la langue à Scott à sa petite remarque sur le fait qu’il ne soit que le numéro 2. Ce qui en soit, vu la tonne de mecs qui vivent à Cranstown, est vraiment pas mal. Je m’impose entre mes deux colocataires, m’installant au milieu de leur duo, avant de sortir deux canettes fraîches achetées au distributeur un peu plus tôt. De mon côté, je mise plutôt sur la caféine, histoire d’avoir encore un peu de pep’s pour la fin de ma garde. Je vois du coin de l’oeil que Scott ouvre la sienne, alors que Max la laisse intacte. Peut-être que le stress lui noue trop l’estomac pour qu’il arrive à avaler quoi que ce soit. J’ai un rire léger à la remarque du kiné sur les repas de l’hôpital, alors que j’hausse une épaule : “-Tu sais…quand j’oublie de me préparer un truc, ou que j’ai pas le temps de passer par la cafét, je suis bien contente de les avoir, ces plateaux repas !” Même si c’est vrai qu’on est loin, bien loin, d’un plat étoilé.

Parce que ces derniers temps on a pas autant l’occasion de se voir que ce que j’aimerais, je prends rapidement des nouvelles de mes deux colocataires, tournant mon regard vers l’un, puis vers l’autre, quand ils s’expriment. Je suis contente de savoir qu’ils vont bien, même si pour le coup, j’ai presque plus de facilité à croire Scott que Max. “-Ouais…c’est vrai que c’est un peu la folie en ce moment. Mais ça ira mieux après les prochains exams, dans un mois et demi. Je pourrais relâcher la pression à ce moment-là.” Et j’ai hâte que cette période arrive, pour que je puisse souffler un peu, parce qu’entre les gardes, les révisions, et le projet avec Szkandär, je me demande parfois où sont passées les 24h de mes journées. “-Mais je change de rotation horaires la semaine prochaine ! Ce qui veut dire que sauf heures supp, je serai à la maison tous les soirs pour dîner.” Et ça, c’est carrément cool. Ça veut dire qu’on va pouvoir manger tous les trois, se mater des films, et passer des soirées détente comme on sait si bien le faire. Et j’ai vraiment hâte.

Je croque un M&M’s avec enthousiasme, et ai tout juste le temps de le faire passer avec une gorgée de café que Max reprend la parole, alors que je penche légèrement la tête : “-Moi aussi je suis contente d’être là !” Et alors que je lui rends son sourire, je passe mon bras dans son dos pour l’enserrer, et pose ma tête sur son épaule quelques secondes. Et en ce qui concerne mon chef : “-Nan, pas de souci. J’ai juste eu à faire un beau sourire et à dire s’il vous plait.” que je réponds à Scott en lui adressant à son tour un grand sourire amusé. Et après quelques secondes, je redeviens sérieuse, pour préciser : “-On me bipera si on a besoin de moi.” Je porte une nouvelle fois mon gobelet de café à mes lèvres pour en boire une longue gorgée, appréciant le liquide chaud.

Sauf qu’au moment où les doubles portes du service s’ouvrent, je manque de m’étouffer en voyant qui vient de débarquer dans le couloir où on se trouve tous les trois. J’essaye de prendre un air détaché malgré ma toux, et mes yeux qui brillent, et parvient à lâcher un sobre : “-Bonjour Docteur Samuels.” au passage de mon mentor, alors même que j’ai l’impression qu’on est en train de m’arracher la gorge. Je croise secrètement les doigts pour que les deux mecs à mes côtés ne tiltent pas face à ce nom que j’ai pourtant déjà prononcé des tas de fois devant eux…principalement quand je râlais après le cardiologue, et ses manières de rustre. Possible que je l’ai peut-être appelé trou du cul arrogant et prétentieux une paire de fois. Et quand Szkandär s’est éloigné davantage, j’ai une nouvelle quinte de toux, qui ne dure heureusement pas. “-Hé bah dis donc ! Elle est vraiment passée de travers cette gorgée !” Et non, ça n’a strictement rien à voir avec la présence du titulaire dans le coin !

Ah, voilà ! C’est comme ça que je le préfère, avec un grand sourire sur le visage. Déjà, parce que je me dis que pendant l’espace de quelques secondes, Max a oublié son rdv et le stress que ça génère, et aussi parce que je me dis que ça doit vraiment lui faire plaisir de savoir qu’on pourra profiter de quelques soirées à l’appart bientôt. “-Sérieux de chez sérieux.” que je dis en lui passant le bras autour des épaules dans un geste affectueux, alors que j’ajoute bientôt : “-T’as encore un peu de temps pour t’entraîner avant que je te batte à plates coutures aux cartes.” Ou aux fléchettes, à Mario, ou à tout ce qu’il voudra.

Plus avachie qu’assise, je tourne le visage vers Scott, et mime une expression proche du désespoir quand il parle études et stages. Vrai que j’ai parfois l’impression d’être si fatiguée que je pourrais dormir toute une semaine d’affilée. Mais je me raccroche au fait de me dire que si j’adore déjà ce que je fais maintenant, quand je serai titulaire, je devrais vraiment être épanouie dans mon boulot, et ça, c’est quelque chose qui fait du bien au moral. D’être quasi persuadée que toutes ces années d’investissement de longue haleine seront plus que récompensées. Je finis par passer aussi un bras autour de l’épaule du kiné, alors que je réplique : “-Ouais, plus que cinq ou six années, et je pourrais aussi avoir mes propres horaires !” Et je rigole un peu, alors qu’on sait bien tous les deux que si je continue à l’hôpital, ce sera pas forcément le cas, avec les gardes. “-Mais je note pour le repas de ta grand-mère, et sache que j’en salive d’avance. Préviens moi le matin, que je mange pas de la journée pour garder de la place.” Si le ton est taquin, Scott sait pourtant que j’en serai capable, tant j’aime la nourriture de sa grand-mère.

Mes bras finissent par retrouver une position plus confortable, le long de mon corps, alors que je bois une gorgée pour me désaltérer…une gorgée avec laquelle je manque de m’étouffer quand le docteur Samuels passe les portes du service, et trace devant nous. J’ai chaud aux joues, je tousse, m’étouffe à moitié, avant de réussir à contenir la boisson qui s’est mal acheminée. Si je commence par hocher la tête pour confirmer à Max l’identité de celui qui vient de passer devant nous, je me tourne d’un bloc vers Scott, qui se marre, et lâche une phrase qui me fait ouvrir grand les yeux : “-Qu’il me…plaît ?! Non mais ça va pas ? Ce type est un crétin arrogant ! Il est si prétentieux, c’est…argh ! Y’a même pas de mot assez juste pour dire à quel point il est imbus de lui-même, et…” Et j’ai pas le temps de finir. Heureusement pour Samuels, qui allait finir par faire demi-tour en se demandant pourquoi il a soudainement les oreilles qui sifflent.

Je me redresse à l’arrivée du médecin de Max qui l’invite à passer dans la salle d’examen, alors que spontanément, j’attrape la main de mon coloc pour la serrer brièvement dans la mienne. “-On bouge pas d’ici.” que je lui dis dans un léger sourire, avant de le lâcher pour le laisser filer. Max s’éloigne, et tandis que les portes se referment sur lui, je laisse échapper un léger soupir. Un soupir qui se transforme en gémissement frustré quand Scott reprend la parole : “-Beurk, c’est pas mon docteur. N’importe quoi. Plutôt me faire nonne ! Et il est pas si canon que ça en plus.” que je réponds de parfaite mauvaise foi, et avec un peu trop d’empressement, le visage tourné vers Scott. “-Mais s’il te plait tant que ça, je peux te filer son numéro si tu veux !” que j’ajoute rapidement, lui donnant un petit coup d’épaule, alors que je retrouve finalement le sourire.

Je finis par m’installer en appui contre lui, la tête sur son épaule, et ferme les yeux un instant, malgré tout contente de pouvoir souffler un peu. Je reste quand même à l’affût du moindre bruit en provenance de mon bipper, bien consciente qu’à l’instant où il sonnera, il faudra que je m’élance en courant dans les couloirs de l’hôpital. La pause, en tout cas, est plus qu’appréciable, et je relève la tête presque difficilement quand Max revient parmi nous, alors qu’on se lève d’un même pas pour l’accueillir. J’échange un regard silencieux avec Scott, alors qu’on a conscience tous les deux du silence de notre ami, vis à vis de ses examens. Je sais qu’il faut brusquer personne dans ces cas-là, je suis persuadée que Scott le sait aussi, alors d’un commun accord, c’est comme si on décidait de garder ça pour plus tard…jusqu’au moment où Max sera d’accord de partager ses résultats avec nous.

Et puisqu’il a pas l’air décidé à le faire tout de suite, ce qu’on respecte tous les deux, on se met rapidement d’accord sur la possibilité d’aller grignoter un bout. “-Partante aussi ! Mais il faut qu’on mange dans l’enceinte de l’hôpital, que je puisse foncer aux Urgences si on a besoin de moi…” que j’explique, les mains plongées dans les poches de ma blouse, alors qu’on quitte côte à côte l’étage. “-Y’a un stand de sandwichs qui a ouvert au rez-de-chaussée, si ça vous tente. Si vous préférez manger chaud, je vous assure que je vous en voudrais pas…” que j’ajoute dans un sourire en coin, ne voulant pas forcer les garçons à manger un repas qui ne sera sans doute pas de la grande gastronomie.